Pionnier de l’Art abstrait, Hans Hartung a cherché sans relâche à renouveler ses techniques de création. Son art s’est toujours concentré sur la production de nouveaux outils de peinture et sur la diversification des supports.
Inventeur de génie, il est aujourd’hui reconnu comme l’un des grands artistes de l’Art Moderne, qui, à l’instar de Pierre Soulages ou de Georges Mathieu, ont ouvert la voie à l‘abstrait en France et en Europe, par un art de l’introspection et de l’instinct. Il l’énonce lui-même dans son Autoportrait : « Nous nous sommes tous développés d’une manière instinctive et naturelle comme cela me paraît avoir été le cas aussi avec Schneider, Soulages, Mathieu et bien d’autres, européens et américains ».[1]
La Galerie Hurtebize à Cannes propose, dans son parcours d’exposition, de nombreuses œuvres du peintre allemand naturalisé français, qui a passé une grande partie de sa vie non loin de Cannes, à Antibes, où son atelier et celui de sa femme forment aujourd’hui la Fondation Hartung-Bergman.
Suivons le parcours de visite proposé par la Galerie Hurtebize à la lueur des réflexions personnelles exprimées par le peintre dans son Autoportrait publié en 1976, alors que sa renommée est alors déjà à son apogée.
Le parcours de visite réunit des œuvres de diverses périodes de l’artiste, témoignant de l’étendue de ses recherches sur de nouvelles techniques picturales ; on y voit tantôt l’usage des brosses en fer, tantôt des branchages de genêts, du grattage de peinture… De même, la variation des supports est bien représentée, du carton baryté cher à l’artiste en raison de sa brillance jusqu’au au plus traditionnel panneau de bois.
Le but d’Hans Hartung a toujours été de se donner de nouvelles possibilités d’expression, via la création technique. C’est pourquoi il est unique parmi les peintres de l’Art abstrait en France.
Hans Hartung, une graphie reconnaissable entre toutes
Ayant très tôt basculé dans l’abstrait, il cherche à l’origine à exprimer le phénomène naturel de la foudre. Tentant de mimer avec sa plume d’écolier la zébrure caractéristique de l’éclair, son abstraction s’installe sur la feuille et laisse libre cours à son existence propre : « Ici déjà – comme tant de fois plus tard – la trouvaille de l’instrument a joué son rôle : l’encre d’école et la plume m’avaient permis ou incité plutôt d’abord au dessin rapide et cursif. Dans la suite je découvris que je pouvais aussi bien me servir du dos de la plume et obtenir ainsi des traits bien plus variés et surtout des taches compactes, comme en montraient les gravures sur bois des expressionnistes. Ainsi, l’instrument est chez Hartung déterminant dans la construction du langage poétique qui se déploie sur le papier. La plume, ses pleins et ses déliés, son usage inversé -dos contre la feuille – ont révélé à Hans Hartung ce qu’il nomme ses « taches » : J’aimais mes taches. J’aimais qu’elles suffisent à créer un corps, un paysage » [3], ajoute-t-il. Ces taches graphiques, noires, nous les retrouvons dans l’ensemble de l’œuvre d’Hans Hartung, réalisées à l’aide de divers instruments créés par l’artiste-inventeur. Au cours de sa carrière, en effet, il a encore recours à ce dialogue entre traits cursifs et taches ; l’œuvre P1967-128 met en scène cet exercice de pleins et déliés, non plus à travers l’usage de la plume, mais d’originales brosses en fer.
Cette graphie noire, Hans Hartung la conservera toujours. En témoigne l’œuvre T1980-E32, où l’artiste fouette le panneau des branchages de genêts enduits de peinture noire. Il recréée ici, plus qu’un éclair, tout un cosmos, dont le fond traité en camaïeu de nuances bleues et ocres ouvre une profondeur de champ infinie et rappelle les cieux sur lesquels apparaissent et disparaissent les éclairs.
Sa graphie abstraite s’enrichit un peu avant la guerre de poutres noires, que nous retrouvons aussi tout au long de sa carrière : « Avant la guerre, mes taches avaient commencé à aller de pair avec de larges barres sombres préfigurant ces « poutres » qui, pour beaucoup de peintres (Franz Kline, Soulages, et moi-même encore), allaient jouer, après-guerre, un grand rôle.
En même temps, le goût « expressionniste » me revenait rapidement. Mes « poutres » s’étalaient agressives au travers de la toile comme les barreaux d’une prison. Mes dessins étaient traversés de traits entortillés, étranges, embourbés, désespérés comme des griffures. »[4] Comment ne pas se référer à l’œuvre P1967-A48 en référence aux barreaux de prisons évoqués par l’artiste ? Nous pouvons aussi les apercevoir, ces poutres noires, dans l’œuvre P1973-C38, où elles s’étalent sur un fond de couleurs vives et pures.
Le désespoir lié à l’imminence de la Seconde Guerre Mondiale est une donnée fondamentale pour comprendre les enjeux de l’œuvre d’Hartung. Ce dernier s’enrôlera du côté français pour contrer les avancées du nazisme, en sortira amputé d’une jambe, et sera naturalisé français suite à ses exploits militaires. Cette période marque donc à jamais son travail. Le cri de douleur de l’artiste exprimé à travers les traits noirs est notamment visible dans l’œuvre T1977-R39 proposée par la Galerie Hurtebize. Cette belle pièce jaune et noire sur panneau de bois met en scène une technique de grattage qui n’est pas sans faire penser aux « griffures » dont l’artiste se fait le chantre, et qui reflètent les griffures de l’âme.
L’obsession de la couleur
Le travail abstrait d’Hans Hartung articule le trait noir, graphique, voire calligraphique, et le fond de couleur pure. Parfois, la couleur dessine, elle se fait trait, mais le plus souvent, appliquée en larges bandes ou plages, elle est entourée de barrières d’un noir implacable. Voilà ce que confesse le peintre lui-même : « Pourtant j’aime le noir. C’est sans doute ma couleur préférée. Un noir absolu, froid, profond, intense. Je l’ai très souvent associé à un fond très clair. J’aime ces couleurs qui permettent des contrastes forts : le trait, la ligne, les formes s’y détachent sans faiblesse. Il ne va pas jusqu’à nier la couleur, à l’instar de Pierre Soulages ou André Marfaing, qui résument le spectre coloré de la lumière par le traitement de l’ombre.
Travaillant dans le même esprit de sobriété et de contraste, Hans Hartung préfère les grandes respirations des couleurs froides : Je ne crois pas avoir un tempérament de glace mais j’ai toujours préféré les couleurs froides : le bleu, le vert turquoise très clair, le jaune citron, le brun foncé presque noir, ou tirant sur le vert. Je trouve que plus les couleurs froides sont pures, mieux on y respire. Le jaune a quelque chose de claironnant, de vibrant, de sonore. Le vert est plus retenu, plus atmosphérique, plus aquatique. »[5] Le parcours proposé par la Galerie Hurtebize met en valeur cet attachement presque maladif aux couleurs froides et à leur affrontement perpétuel avec la calligraphie noire typique de l’art abstrait d’Hartung. Le vert aquatique est très présent dans l’œuvre T1980-E32, offrant une profondeur cosmique ou marine à la composition. Le jaune strié de noir est présent dans les œuvres P1967-128 et T1977-R39, où, installé à Antibes, Hans Hartung s’attaque au contraste offert par le soleil de la Côte d’Azur et son ombre portée. Nous retrouvons des tonalités très pures de bleu et de jaune dans l’œuvre P1973-C38 qui rappellent l’enchantement coloré du soleil et de la mer, cantonné derrière une forêt de lignes sombres agressives.
Ainsi, les compositions abstraites d’Hans Hartung traitent de la tragédie des angoisses de l’Homme à travers l’expressivité graphique de son trait noir, mise en opposition avec la sérénité froide des grandes plages de couleurs pures. C’est ce contraste sans cesse renouvelé grâce à des techniques innovantes que la Galerie Hurtebize à Cannes a souhaité mettre en exergue dans son parcours d’exposition, jalonné d’œuvres d’époques différentes.
Gros Plan : Les orages, sources de l’inspiration de toute une vie
Hans Hartung explique lui-même, dans son Autoportrait, la genèse de son œuvre, qui tournera toujours autour de la notion d’éclairs graphiques et de couleurs. C’est un réel « cosmos » que le spectateur est invité à contempler. Il s’agit là d’un spectacle abstrait, mouvant et vibrant de tons purs, à l’instar des microcosmes ou des macrocosmes observables dans la Nature.
C’est notamment le phénomène atmosphérique qu’est la foudre, avec ses zébrures et ses couleurs intenses, qui a marqué l’enfant Hans Hartung, et qui déterminera toute son œuvre à venir. La puissance de la Nature contre l’angoisse de l’Homme, et sa conjuration par l’art, tel est l’éternel sujet d’Hartung :
« Sur un de mes cahiers d’écoliers, j’attrapais au vol les éclairs dès qu’ils apparaissaient. Il fallait que j’aie achevé de tracer leurs zigzags sur la page avant que n’éclate le tonnerre. Ainsi, je conjurais la foudre. Rien ne pouvait m’arriver si mon trait suivait la vitesse de l’éclair. (…)
Peu à peu, sans que ma frayeur cède pour autant, l’exaltation me gagnait. J’éprouvais devant les orages une terreur ensorcelante, je vibrais sous leur force, sous leur puissance. Mes cahiers d’écolier se remplirent de pages et de pages d’éclairs. Mon père les appelait les « Blitzbücher » de Hans, les livres des éclairs.
Mes éclairs enfantins ont eu, j’en suis sûr, une influence sur mon développement artistique, sur ma manière de peindre. Ils m’ont donné le sens de la vitesse du trait, l’envie de saisir par le crayon ou le pinceau l’instantané, ils m’ont fait connaître l’urgence de la spontanéité. Il y a souvent, dans mes tableaux, des lignes zigzaguées, brisées, qui courent et traversent mes toiles comme elles le faisaient sur mes livres des éclairs.
Ensuite, dans un certain sens, c’était là déjà l’intrusion d’un élément abstrait – au moins sous-jacent – parcours instantané de la force, dont l’écho m’a poursuivi jusqu’à maintenant et ne me lâchera plus. »[6]
Les œuvres qui jalonnent le parcours de visite de la Galerie Hurtebize mettent toutes en scène cette zébrure agressive de la toile, et cette urgence de traduire l’éphémère, véritable marque du travail profond et émotionnel d’Hans Hartung. L’art abstrait se nourrit des émotions de l’artiste, et de son intériorité ; chez Hans Hartung, peut-être plus que chez tout autre, ce besoin de se révéler s’est traduit par une violence des lignes noires, torturées et implacables, et dont le contraste avec les plages de couleurs froides rehausse l’expressivité.
Marie Cambas
Dernière arrivée dans l’équipe, Marie est diplômée de l’Ecole du Louvre et de la Sorbonne en histoire et en histoire de l’art. Spécialisée en peinture ancienne, elle se tourne ensuite vers l’art Moderne et intègre la galerie en 2018.
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[1] Hans Hartung, Autoportrait, Les presses du réel, 2016, première édition Grasset, 1976, p. 55. Il s’agit de Gérard Schneider, Pierre Soulages et Georges Mathieu.
[2] Hans Hartung, Autoportrait, Les presses du réel, 2016, première édition Grasset, 1976 : [3] p. 54., [4] p. 223., [5] p. 312, [6] p.20-21.