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Maurice Estève : de la couleur des formes

Enfant de Culan dans le Berry, Maurice Estève est rapidement attiré par l’art, et se met à peindre dès l’âge de onze ans. C’est à Paris, où sa famille s’installe au sortir de la guerre en 1918, qu’il suit des cours de dessin qui le mèneront de façon précoce à utiliser le fusain, technique qu’il emploiera en parallèle de la peinture durant toute sa vie. Il s’inscrit dès 1924 à l’Académie Colarossi à Paris, après un passage d’un an à Barcelone en tant que décorateur de tissus, pour échapper aux réticences d’un père qui refuse que son fils prenne le chemin des arts.

Maurice Estève baigne à son retour dans le Paris des Avant-gardes et de l’art moderne. Expérimentant durant les années 1920-1930 le constructivisme de Cézanne, le cubisme de Braque et Picasso, mais aussi le pointillisme, Estève se nourrit de toutes les écoles durant sa formation, y compris du langage des Fauves et de l’onirisme de Giorgio De Chirico dont il adopte les visages de mannequins anonymes et les imposantes architectures à l’antique. Sa formation est d’abord figurative.

Estève percer l’influence inattendue de Fernand Léger, comme le soulignent les rédacteurs du catalogue raisonné de l’artiste : « Face à cette éloquente série {d’œuvres de l’année 1930}, on se souviendra de cette proposition capitale de Fernand Léger : « La couleur pure est une matière première formidable, aussi indispensable à la vie que l’eau et le feu ». Maintes fois réaffirmée par Estève, la référence à Léger a de quoi surprendre. On ne saurait, en effet, imaginer tempéraments plus dissemblables, et, à comparer mot à mot leurs œuvres, les liens sont loin d’être apparents. De tous les maîtres qui dominent à cette époque la scène contemporaine, Léger est certainement celui qui est le moins apprécié, en tout cas celui dont les recherches, mal perçues sur le moment, ne seront comprises que beaucoup plus tard. Et c’est ici, pour nous, l’occasion de saisir un des autres traits distinctifs de l’art d’Estève : l’étonnante capacité de s’enrichir d’apports extérieurs, voire étrangers, sans pour autant renoncer, même provisoirement, à l’originalité de son propre parcours. »[1]
Ainsi, Maurice Estève s’inspire librement et sans aucune servitude des grands maîtres contemporains de sa jeunesse, créant et renouvelant sans cesse une écriture personnelle et originale, où perce déjà un attrait indéniable pour la couleur et l’extrême stylisation des formes.

Le tournant des années 1944-1951.

Durant les années 1940, le choix des formes et des constructions des œuvres est de moins en moins fidèle à la réalité représentée. « Ces métamorphoses décisives s’accompagnent d’une nouveauté non moins déterminante : l’adoption par Estève, sous l’influence de Matisse, mais surtout de Bonnard, d’une gamme chromatique flamboyante. ». Maurice Estève s’affranchit du réel jusqu’à créer en 1944 l’œuvre Aquarium (n°236 du catalogue raisonné) où l’on ne distingue presque plus le sujet traité : « Tableau-témoin qui ouvre sur de nouveaux horizons, l’Aquarium (1944), par l’ambiguïté même de son motif, va se prêter à la mutation capitale qui est l’œuvre dans la peinture d’Estève. Tournant le dos à la traditionnelle stylisation du réel, l’Aquarium assemble en une seule vision différents angles de vue, multiplie les transparences, les décrochements, noue et dénoue librement les perspectives en y associant les jeux de l’eau et de la lumière, et, d’un réseau de branchages flottant comme des lianes, tire une intense rêverie soumise aux seuls aléas de la peinture, qui se voit ainsi dotée d’un langage autonome trouvant en lui-même les ressources de son propre développement. 

On ne saurait trop souligner l’importance de ce qui s’est accompli là. Un glissement sémantique y jette les fondements de toute l’œuvre future »[2].

En bref, l’année 1944 signe pour Estève le basculement vers l’art abstrait. Ce n’est toutefois qu’à partir de 1951 que le cap de l’abstrait est totalement franchi par le peintre, qui cesse de s’inspirer de sujets réels. Il rejoint dès lors toute une mouvance de l’art moderne représentée par de jeunes peintres contemporains, à l’instar d’Hans Hartung, de Georges Mathieu, de Jean Miotte ou d’André Lanskoy, chacun ayant une forme d’art abstrait bien spécifique. Reconnus et défendus par différentes galeries, ces artistes se côtoient, se connaissent, ou se croisent seulement, mais tous sentent le besoin de renouveler l’art par la voie de l’abstrait.

La maturité

L’œuvre Bula proposée par la Galerie Hurtebize a été réalisée en 1970. Elle est caractéristique du travail abstrait d’Estève, qui travaille par « couches sédimentaires » tantôt verticales, tantôt horizontales, avec des couleurs flamboyantes héritées de Bonnard et des fauves, des traitements lisses et des contrastes de matière qui cohabitent sur la toile. « Il arrive aussi que, pour accroître les obstacles, Estève contraigne son inspiration à se plier au format si particulier du « tondo » (Bula, 1970) »[3]. Le format rond est employé par Estève tout au long de sa carrière, mais se révèle tout de même assez rare, l’artiste travaillant le plus souvent sur des formats rectangulaires. Ce choix original renforce la préciosité du tableau, dont la technique à l’huile est, mis à part cela, tout à fait emblématique du travail d’Estève dès son entrée dans l’abstraction en 1951. Revenons à cette évolution capitale dans l’œuvre du peintre.

A partir de cette transition vers l’art abstrait, ou plutôt vers la « non figuration », la question se pose pour Estève de donner des titres à ses œuvres, dans la mesure où ces dernières ne représentent plus aucun sujet inspiré du réel. La réponse nous est donnée une nouvelle fois par Robert Maillard et Monique Prudhomme-Estève, les plus grands spécialistes de l’artiste et de son œuvre peint : « Simple moyen, à l’origine, de répertorier aisément chaque toile, ils n’ont évidemment pas été choisis au hasard : fruit du regard que le peintre porte sur son œuvre, une fois que celle-ci est achevée, ils tendent à souligner la vivante identité de chaque tableau, un peu à la manière dont un nom de baptême, tel un viatique, vous accompagne au seuil de la vie. Ils naissent à la faveur d’un jeu subtil fondé sur des associations tout autant visuelles et sonores qu’affectives et où s’exprime, de surcroît, l’âme d’un poète qui se souvient avec bonheur du terroir berrichon qui l’a vu naître et où, depuis 1955, il retourne régulièrement chaque année pour se ressourcer. »[4] On sent encore l’empreinte lointaine du surréalisme dans ces attributions, qui tiennent de l’inconscient et de l’instinct, tout comme sa peinture qui se dessine, s’efface et se recréée au gré des élans de son imagination. S’il convient de parler de « non figuration » plutôt que d’« art abstrait » lorsque l’on parle de l’œuvre de Maurice Estève, c’est que si le sujet est absent, l’évocation du monde qui l’inspire et des sens est, elle, toujours présente –voir plus loin notre Gros Plan sur les inspirations de Maurice Estève à travers la description de son style par les experts. En effet, comme le résument les spécialistes de l’artiste, « si les tableaux d’Estève échappent à la tyrannie du thème, ils n’en ont pas moins un « contenu » et tirent précisément de ce contenu, porté à son comble, leur surprenante irradiation »[5]. L’œuvre de Maurice Estève est donc un art puissamment poétique et évocateur, fondé sur l’énergie des courbes et des formes tout autant que des couleurs pures et éclatantes. Voici comment l’artiste lui-même raconte son geste créateur et décrit l’objet de son art : « Je ne me sers jamais d’esquisse, je peins directement sur la toile, sans dessin préalable. La couleur s’organise en même temps que les formes. Tout se cherche dans le format en chantier… Chaque œuvre est une suite de métamorphoses… En vérité une toile est pour moi une somme de reprises incessantes qui dure jusqu’à ce que je me trouve devant un organisme que je sens vivant (…) Il n’y a pas chez moi d’image préalable ; pas de forme que je souhaite a priori sur une toile. Au moment même où je peins, il s’opère un échange, une conversation s’établit entre moi et le tableau au fur et à mesure que celui-ci s’organise. »[6]

C’est donc au cœur de la création que se créée le discours poétique d’Estève, qui efface, rature, revient et recommence, jusqu’à trouver le geste qui traduira le mieux son intériorité, ne cessant de faire écho à ce qu’il connaît, voit et l’inspire – le Berry, la nature, les actualités… Cette création spontanée, les autres grands artistes de l’art moderne français, et plus précisément de l’art abstrait, l’ont employée. Chacun a réussi à élaborer à sa manière un dialogue sensuel avec la toile.

Ce que Maurice Estève « s’obstinait jadis à rechercher dans le monde extérieur, il le trouve désormais sur sa toile, lieu magique auquel se réduit momentanément l’univers et d’où va surgir cette topographie idéale, à l’abri des humeurs comme des saisons, qu’il ne se lassera pas d’explorer. « Je ressens, dira-t-il, plus intensément la nature dans laquelle je suis plongé par les formes que dans l’univers où je vis » »[7].

La Galerie Hurtebize à Cannes est fière de défendre l’œuvre dynamique et onirique de cet artiste totalement impliqué dans sa création, voie originale et inimitable de la « non-figuration », ce vaste courant polyphonique retracé par la Galerie à travers les œuvres d’André Marfaing, Pierre Soulages, Hans Hartung, Georges Mathieu, Jean Miotte, Jacques Germain, John Levée, André Lanskoy et autres aventuriers de l’art abstrait lyrique.

Gros Plan : Interpréter l’art de Maurice Estève en effleurant la réalité

C’est Robert Maillard et Monique Prudhomme-Estève qui connaissent le mieux l’œuvre peint de l’artiste. Dans le catalogue raisonné qu’ils dédient à Estève, ils racontent les inspirations du peintre au regard de son style inimitable, en prenant pour fondement son imaginaire : « De ces espaces muets, de ces contrées obscures, il rapporte d’étincelants trophées qu’il importe d’accepter et de déchiffrer avec la même ferveur, la même acuité que suscitent en nous des phénomènes aussi indescriptibles dans leur beauté qu’un coucher de soleil, que notre rencontre pour la première fois avec la mer, ou aussi énigmatiques dans leur foudroyante présence qu’un premier émoi amoureux.

Devant chaque toile il faut retrouver l’intime nécessité qui a conduit Estève à telle ou telle décision : ici, faire glisser insensiblement une lame de couleur pure jusqu’à ce qu’elle empiète sur sa voisine et y détermine par ricochet un frémissement, léger comme un murmure ; là, laisser se heurter deux masses colorées d’une égale intensité, confiant au tranchant de leurs arêtes le soin de les apparier ; ici encore, renoncer aux aplats aux profit de modulations balayant en douceur et en tous sens, tel un vent léger et capricieux, la surface totale de la toile ; ailleurs, distribuer d’épaisses coulées de lave entre des glacis incandescents… Chaque détail a son importance. Sollicitée de toutes parts, une lecture minutieuse et vigilante devra tenir compte aussi bien de la compacte unité de l’œuvre que de chacun des états particuliers qu’y revêt la matière picturale et dont le langage est impuissant à restituer l’inépuisable richesse. »[8]

Maurice Estève aura marqué de son empreinte l’art moderne français, en proposant un art abstrait inimitable, à la fois doux et suggestif, que la Galerie Hurtebize à Cannes est fière de présenter à travers un choix d’œuvres du peintre.

C’est Robert Maillard et Monique Prudhomme-Estève qui connaissent le mieux l’œuvre peint de l’artiste. Dans le catalogue raisonné qu’ils dédient à Estève, ils racontent les inspirations du peintre au regard de son style inimitable, en prenant pour fondement son imaginaire : « De ces espaces muets, de ces contrées obscures, il rapporte d’étincelants trophées qu’il importe d’accepter et de déchiffrer avec la même ferveur, la même acuité que suscitent en nous des phénomènes aussi indescriptibles dans leur beauté qu’un coucher de soleil, que notre rencontre pour la première fois avec la mer, ou aussi énigmatiques dans leur foudroyante présence qu’un premier émoi amoureux.

Devant chaque toile il faut retrouver l’intime nécessité qui a conduit Estève à telle ou telle décision : ici, faire glisser insensiblement une lame de couleur pure jusqu’à ce qu’elle empiète sur sa voisine et y détermine par ricochet un frémissement, léger comme un murmure ; là, laisser se heurter deux masses colorées d’une égale intensité, confiant au tranchant de leurs arêtes le soin de les apparier ; ici encore, renoncer aux aplats aux profit de modulations balayant en douceur et en tous sens, tel un vent léger et capricieux, la surface totale de la toile ; ailleurs, distribuer d’épaisses coulées de lave entre des glacis incandescents… Chaque détail a son importance. Sollicitée de toutes parts, une lecture minutieuse et vigilante devra tenir compte aussi bien de la compacte unité de l’œuvre que de chacun des états particuliers qu’y revêt la matière picturale et dont le langage est impuissant à restituer l’inépuisable richesse. »[8]

Maurice Estève aura marqué de son empreinte l’art moderne français, en proposant un art abstrait inimitable, à la fois doux et suggestif, que la Galerie Hurtebize à Cannes est fière de présenter à travers un choix d’œuvres du peintre.


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Marie CAMBAS

Dernière arrivée dans l’équipe, Marie est diplômée de l’Ecole du Louvre et de la Sorbonne en histoire et en histoire de l’art. Spécialisée en peinture ancienne, elle se tourne ensuite vers l’art Moderne et intègre la galerie en 2018.

[1] Robert MAILLARD et Monique PRUDHOMME-ESTÈVE, Estève, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1995, p.10-11.

[2] Robert MAILLARD et Monique PRUDHOMME-ESTÈVE, Estève, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1995, p.16.

[3] Robert MAILLARD et Monique PRUDHOMME-ESTÈVE, Estève, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1995, p.32.

[4] Robert MAILLARD et Monique PRUDHOMME-ESTÈVE, Estève, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1995, p.20.

[5] Robert MAILLARD et Monique PRUDHOMME-ESTÈVE, Estève, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1995, p.20.

[6] Maurice ESTÈVE, in Zodiaque, avril 1979 (1904-2001).

[7] Robert MAILLARD et Monique PRUDHOMME-ESTÈVE, Estève, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1995, p.31.

[8] Robert MAILLARD et Monique PRUDHOMME-ESTÈVE, Estève, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1995, p.32.