À l’occasion de la réouverture de la Fondation Vasarely à Aix-en-Provence, le Centre Pompidou offre au père de l’Op-Art, – ou « Art Optique » Victor Vasarely – une grande rétrospective, à découvrir jusqu’au 6 mai 2019.
Revenons sur l’œuvre de Vasarely. Un temps oublié de la critique, ce grand innovateur est aujourd’hui incontournable dans la culture visuelle et l’imaginaire collectif. Outre la Fondation éponyme d’Aix-en-Provence, les institutions publiques, à l’instar du Centre Pompidou, et les galeries, comme la Galerie Hurtebize à Cannes, se penchent sur son œuvre afin de la promouvoir, suscitant un grand regain d’intérêt auprès des professionnels et des amateurs d’art.
Depuis de nombreuses années, la Galerie Hurtebize acquiert et expose des œuvres du peintre, à côté des réalisations de Georges Mathieu, Hans Hartung ou Bernard Buffet, contribuant ainsi à consolider son statut de figure majeure du second XXème siècle. L’œuvre Bios (P.1093), est ainsi proposée entre les œuvres de Daniel Buren et François Morellet, considérés à de nombreux égards comme les héritiers de son art abstrait géométrique, mais pas seulement : le parcours est également jalonné des œuvres des grands maîtres de l’art abstrait français, représentant le courant dit « lyrique », à l’inverse du courant dit « géométrique » incarné par Vasarely.
Dans les années 1960-1970, c’est bien l’Abstraction Lyrique, un art de l’émotion et du geste personnel, qui domine la scène culturelle. Cette nouvelle vague est portée par des artistes tels que Georges Mathieu, Hans Hartung, André Lanskoy, Gérard Schneider, André Marfaing ou Pierre Soulages.
À l’inverse, Vasarely étonne par sa volonté d’un « art pour tous », mécanique et quasi industriel. Ces deux mouvements s’ancrent dans un passé pictural commun. Au cours du XIXème siècle, l’art a évolué, devenant le lieu de l’expression intérieure du peintre : Gauguin explore sa palette de couleurs pures, se détachant de l’exactitude figurative, jusqu’à ce que Kandinsky parvienne à l’abstraction ; c’est dans cette lignée qu’apparaît l’abstraction lyrique française, puisant dans la couleur ainsi que dans la non figuration.
Grâce à ces mêmes axiomes, couleur et abstraction, Victor Vasarely recherche des effets contraires. « Le but de l’art abstrait de l’avenir, c’est d’accéder à une totale universalité du spirituel, martèle l’artiste ; le style sera détaché de toute personne, il sera même encodable »[1], ajoute encore celui dont l’œuvre a véritablement renouvelé les choix visuels d’une époque. De Stanley Kubrick à David Bowie, l’art abstrait géométrique de Vasarely signe bien l’orientation des années 70, dans la confrontation entre la machine et l’homme, l’industriel et l’artisanal.
Vasarely, « c’est notre artiste pop, notre Warhol à la française », souligne l’un des commissaires de l’exposition, Michel Gauthier. Admiratif du travail du peintre français, Andy Warhol a utilisé la machine au service de l’art. Pour l’Art Optique, la trajectoire est inverse ; le pouvoir de l’art réside dans le fait qu’il peut s’apparenter, voire sublimer le travail de l’industrie moderne. Ainsi, à travers les exubérances colorées du Pop Art et la géométrie illusoire de l’Op-Art, c’est toute une vision du monde que propose cette culture de la modernité, oscillant entre admiration et rejet du Progrès. Rappelons qu’il fut un grand graphiste publicitaire, en rapport avec la production industrielle de l’image.
Grâce à la perte des repères visuels du trompe-l’œil, c’est notre rapport au monde et à son évolution qu’interroge V.V. Notre perception du monde serait-elle illusoire ? Ce vertige provoqué par l’œuvre est-il comparable à l’ivresse provoquée par la production de masse ? L’œuvre d’art est-elle un bien que l’on puisse produire en série ? L’art permet-il de refléter les technologies émergentes, à l’instar de la cybernétique et de l’ordinateur ?
Réponse de Magdalena Holzhey, spécialiste de l’artiste, plus bas, dans notre gros plan « Vasarely, emblème de la philosophie des Trente Glorieuses ».
Outre ces questions suggérées par l’Art Optique, revenons au désir le plus cher de son créateur ; celui de la démocratie, de l’accessibilité. S’il est bien un point sur lequel il n’y ait pas de doute, le voici : l’Art Optique est un art qui, à l’instar de la production en série, peut être compris et apprécié par tous. Cette assertion se comprend au sein-même de la genèse de son œuvre. Vasarely choisit de créer des « unités plastiques », modules basiques combinant une forme géométrique et une couleur, dans l’optique d’en faire un langage universel et combinable à volonté. En 1969, il créée même un jeu de participation intitulé « créer votre Vasarely », où les « unités plastiques » sont autant de modules combinables par le spectateur-joueur, dans d’infinies variations. Dans le processus-même de réalisation des œuvres, le travail en équipe selon des méthodes de travail industrielles a toujours prévalu. C’est donc dans la conception-même ainsi que dans la « fabrication » que s’installe et se déploie l’idée d’une démocratisation de l’œuvre d’art, objet de consommation pour tous et créé de manière sérielle. « Mon grand-père avait une culture politique empreinte d’une connaissance aiguë du marxisme, explique Pierre Vasarely, directeur de la Fondation d’Aix-en-Provence. Il en a tiré une doctrine, à l’image des enseignements reçus à l’époque du Bauhaus hongrois : œuvrer pour la société et mettre son art à la portée de tous. »[2]
Tous ces enjeux « universels et spirituels » sont à découvrir ou à redécouvrir au Centre Pompidou, qui propose jusqu’au 6 mai la première grande rétrospective de l’œuvre de Victor Vasarely en France, pour une immersion totale dans l’œuvre vertigineuse d’un artiste à la pensée plus que jamais actuelle !
Gros plan : Vasarely, l’emblème de la philosophie des Trente Glorieuses.
Dans son analyse magistrale de l’œuvre du maître de l’art abstrait géométrique, Magdalena Holzhey écrit : « Vasarely comptait, dans la période de l’après-guerre, parmi les artistes les plus célèbres et ses œuvres rencontraient le plus grand succès. Il représentait en outre par sa démarche l’esprit du temps, comme l’ont fait très peu d’autres artistes en dehors de lui. Les années soixante et le début des années soixante-dix, époque où sa popularité connut son apogée, étaient placés sous le signe d’un optimisme confiant, d’une foi dans un progrès qui concernait non seulement les avancées techniques mais également l’espoir d’une transformation de la société. L’idée d’un art démocratisé, qu’il serait possible de reproduire à volonté, et qui donc annulerait et le prestige dont bénéficiait jusque-là le chef-d’œuvre unique, et le concept élitiste de possession exclusive, favorisa l’essor de la production artistique et trouva dans l’œuvre de Vasarely l’une de ses applications les plus conséquentes. Celui-ci avait la certitude que l’art avait un rôle à jouer dans la transformation de la société et que les créateurs étaient porteurs du progrès. Son programme esthétique visait à faire entrer l’art dans la vie quotidienne pour que, rendu accessible à tous, il devienne partie intégrante de notre existence. Il était convaincu qu’il était possible de faire accéder les hommes à une « harmonie avec l’art et le monde » et qu’il suffisait pour cela de s’adresser directement à leur faculté sensorielle. Il misait par conséquent presque exclusivement sur les effets optiques et sur la faculté du spectateur d’appréhender de manière spontanée une œuvre d’art.
Il élabora un langage pictural dont la perception reposait uniquement sur les modalités physiologiques de la vision et ne dépendait plus de l’origine du spectateur ni de la culture qu’il avait reçue. »[3]
Outre ce progrès social que porte le travail de Vasarely, il y a le progrès technique indiqué par Magdalena Holzhey. Grand amateur des nouvelles technologies, comme l’ordinateur qui en est encore à ses balbutiements à l’époque, le maître est aussi un fervent lecteur de la revue Sciences et Vies et se renseigne sur les avancées de type scientifique. En effet, pour lui, « l’art sera science »[4]. Il l’explique lui-même dans ses Notes Brutes, son art imite le procédé d’analyse scientifique, et a pour but non pas de peindre le réel mais ce qui le compose, par une savante décomposition du tout en unités, semblables à des atomes. C’est le principe de loi naturelle qui dicte son art : « En œuvrant, je ramène toutes les données de ma création à des constantes, afin de les trouver identiques au moment de la recréation. Le cadmium, le cobalt, l’outremer ou les couleurs de Mars sont les constantes chimiques mesurables. Les droites, les courbes les angles sont les constantes géométriques mesurables. Le format, le rapport, la distance, l’échelle, sont des constantes mathématiques mesurables. L’intensité lumineuse est une constante physique mesurable. La « mesure de l’artiste » engendre la qualité et confère le génie à des mesures communes et à la matière. »[5]
Ainsi, l’artiste incarne une certaine idée de la Foi en l’Homme qui qui anime l’après-Guerre des Trente Glorieuses. Confiant en les capacités de développement de l’être humain dans tous les domaines, politique, social, scientifique et technologique, Victor Vasarely offre à travers l’ivresse de ses illusions d’optiques une joie communicative, un vertige humaniste résolument tourné vers l’avenir.
Marie Cambas
Dernière arrivée dans l’équipe, Marie est diplômée de l’Ecole du Louvre et de la Sorbonne en histoire et en histoire de l’art. Spécialisée en peinture ancienne, elle se tourne ensuite vers l’art Moderne et intègre la galerie en 2018.
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[1] Victor Vasarely, in Magdalena Holzhey, Vasarely, Taschen, 2005, p. 144.
[2] Pierre Vasarely, in Victor Vasarely MultipliCITE, catalogue de l’exposition triptyque du 2 juin au 2 octobre 2016 au Musée Vouland, Avignon, au Château de Gordes et à la Fondation Vasarely, Aix-en-Provence, Fage éditions, 2016, p. 37.
[3] Victor Vasarely, in Magdalena Holzhey, Vasarely, Taschen, 2005, p. 7-8.
[4] Victor Vasarely, Notes Brutes, Denoël/Gonthier, collection Médiations, Paris, 1973, p.112.
[5] Victor Vasarely, Notes Brutes, Denoël/Gonthier, collection Médiations, Paris, 1973, p.70.