Bernard Buffet est un artiste de l’Art Moderne dont le travail est défendu depuis plusieurs décennies par la Galerie Hurtebize à Cannes. Deux nouveaux bouquets signés par le maître font leur entrée cette semaine parmi les pièces exceptionnelles proposées par Dominique Hurtebize et son équipe.
Des bouquets « transition » : du style misérabiliste aux jeux d’épaisseurs colorées
Datés respectivement de 1964 et 1966, ces deux bouquets se détachent sur un fond gris-blanc très travaillé. Disposés négligemment sur un coin de table, où s’étire une simple nappe blanche, ils exhibent leurs pétales chargés de matière picturale ; ces empâtements leur confèrent un relief saisissant, tandis que le reste de l’espace apparaît comme effacé et bi-dimensionnel.
Le travail des épaisseurs se développe tôt chez Bernard Buffet, qui s’est pourtant fait connaître dans le Paris de la fin des années 1940 grâce à une peinture dite « misérabiliste », à la composition simple et remplie de vides, à la fois pauvre en couleurs et pauvre en matière.
Reflet du drame intérieur du jeune homme au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, son trait graphique implacable et son style dépouillé, décharné, ont très rapidement impressionné les milieux érudits et culturels, ainsi que le grand public auprès duquel son succès ne s’est jamais démenti : « Il se dégage de ces peintures une impression de puissance malsaine et inquiétante. Elles feront scandale et feront naître bien des discussions au sujet de ce jeune peintre dont on annonce sans cesse la fin et qui renaît toujours avec une oeuvre nouvelle et déconcertante. »
Ce renouveau indiqué par André Warnod ne se fait pas attendre : dès les années 1950-1955, les tons colorés et les jeux d’épaisseurs prennent forme dans la peinture de Buffet, ce dont témoignent ces deux magnifiques pièces florales.
C’est aussi l’époque où, aidé de son compagnon Pierre Bergé, qu’il délaissera bientôt pour Anabel, Bernard Buffet élabore soigneusement sa signature : silhouette déchiquetée, lettres stylisées, elle devient un élément important de la composition de ses oeuvres, prenant une place de plus en plus prépondérante sur la toile. Ces deux natures mortes signées et datées sur le quart droit de la composition l’illustrent bien.
Bernard Buffet est innovant à une période où c’est l’art abstrait qui déploie ses formes et ses couleurs sur la scène internationale. Son choix est radical ; il se fait le chantre des sujets les plus académiques – natures mortes, nus, paysages, scènes mythologiques et religieuses – tout à fait passés de mode. Quand on lui demande ce qu’il pense de l’art abstrait, l’« enfant triste » de l’art, comme le nomment les médias, répond : « Je suis violemment contre. Cette peinture ne se base que sur des rapports de couleurs ; elle méprise la forme. » La forme, Buffet la rend à ses sujets grâce à un vigoureux trait noir, anguleux, agressif, qui enferme les couleurs comme derrière les barreaux d’une prison de lignes. C’est ce style chargé d’émotions qui a permis à l’artiste de vaincre l’académisme des thèmes choisis, et d’en faire de nouvelles vanités dans le contexte d’après-guerre.
Ainsi, ces deux bouquets soulignent les choix artistiques de Buffet, mais aussi son évolution stylistique : nous y voyons un fond blanchâtre et triste issu de son travail des années 40-50, misérable, vide, sans ombre et bi-dimensionnel. Sur ce mur anonyme tout à fait antinaturaliste se détache une table triangulaire mettant au défi toute idée de perspective, sur laquelle est posé un pichet (tableau de 1966) ou un vase façon Gallé (tableau de 1964). Des tiges rigides striant la composition naissent des ombelles au jaune éclatant, et des fleurs jaunes et bleues aux couleurs profondes. Ces fleurs très en relief sur la toile sont réalisées avec des épaisseurs de peinture d’une incroyable densité. Ce sont les seuls éléments à la fois puissamment colorés et en relief – pour ainsi dire, il s’agit-là du vrai sujet des tableaux. Le vide spatial met en avant ces pétales hautement chargés en matière, issus des nouvelles trouvailles picturales de Bernard Buffet au tournant des années 60.
Voici donc deux explosions florales sur fond d’une grande tristesse monochromatique, témoignages du caractère brillant mais éphémère de la vie, destinées à faner pour rejoindre bientôt la couleur blanc sale des murs.
Dès les années 1950, Bernard Buffet travaille les natures mortes avec ardeur : « Ce que je fais en ce moment est un peu différent – tu verras toi-même ces chefs d’oeuvres incontournables au mois de février – ce sont de grandes natures mortes très colorées et suaves de ton » écrit-il à Pierre Descargues en décembre 1950.
Dans les années 1960, il élabore une nouvelle manière de les traiter, en y insérant des couleurs vives et des épaisseurs pour mieux en rendre le caractère agressif, éphémère, grotesque. Il poursuivra ce travail de coloriste tout au long de sa vie, et dans les dernières années ce sont des tons fluos qui caractériseront-même ses compositions, des couleurs criardes capables de dénoncer plus fortement encore la finitude et le caractère burlesque de l’homme à travers le symbolisme de la vanité.
Gros Plan : L’antinaturalisme comme impossibilité de pénétrer le réel ?
Le symbolisme des sujets traités par Bernard Buffet nous apparaît aujourd’hui comme acéré et implacable. Ses traits noirs tout comme ses couleurs violentes crient à nos yeux la misère de l’homme, dans un style qui ne cherche en aucune manière l’illusionnisme. Qu’en pense Dominique Gagneux – historienne de l’art ayant participé à la rétrospective sur Bernard Buffet en 2017, Musée d’art Moderne de la Ville de Paris ?
« Les objets présents dans la peinture de Buffet sont reconnaissables et renvoient à une réalité datable : les paniers à bouteilles, les dessous de plats, les nappes ou les moulins à café sont des ustensiles familiers que les critiques de l’époque se plaisent à inventorier. Mais une fois passée cette première lecture, différents éléments structurants se révèlent : dans les portraits et autoportraits, les figures sont enserrées dans un cadre de lignes qui divisent exactement l’espace ; dans les natures mortes, les tables ou les nappes à carreaux sans plis ni volume nient la perspective classique et rabattent les objets sur le plan du tableau. Ces perpendiculaires, qui sont à l’origine les coutures assemblant les morceaux de tissu lui servant de toile, sont devenues des lignes peintes. (…)
Cet antinaturalisme, dès 1947, démontre que la peinture de Buffet semble n’avoir d’autre but qu’elle-même, d’où la difficulté de cerner une oeuvre qui a pu, à ses débuts au moins, être classée comme misérabiliste et expressionniste, ou rapprochée de l’existentialisme sartrien. Ses objets, certes, ressemblent par bien des aspects à ceux de Francis Ponge, par leur humilité, leur neutralité et leur appartenance à un monde clos. (…) La peinture de Bernard Buffet établirait donc davantage de rapports avec le Nouveau Roman, sa virtuosité d’écriture, son atmosphère froide et angoissante. Les descriptions objectives et minutieuses d’Alain Robbe-Grillet qui traduisent l’étrangeté d’un monde ne permettent pas plus de pénétrer les objets que les oeuvres de Buffet. »
Ainsi, Bernard Buffet fait le choix de l’anti-héros anonyme, aux traits non reconnaissables, tout comme le mouvement littéraire du Nouveau Roman célèbre l’avénement du sujet sans identité précise, cet « il » ou « elle » sans nom, sans visage. Ce triste héros, perdu dans le vide des compositions, ou dans la violence des couleurs, c’est le clown triste qui tient un bouquet aux tons excessifs, c’est Bernard Buffet, jeune homme consumé par les atrocités de la guerre, c’est le spectateur, qui, comme les beaux bouquets de la Galerie Hurtebize, ne pourra échapper à son propre cycle.
Venez découvrir ou redécouvrir l’art expressif et essentiel de Bernard Buffet à travers plusieurs oeuvres proposées dans le parcours d’exposition de la Galerie Hurtebize à Cannes.
Marie Cambas
Dernière arrivée dans l’équipe, Marie est diplômée de l’Ecole du Louvre et de la Sorbonne en histoire et en histoire de l’art. Spécialisée en peinture ancienne, elle se tourne ensuite vers l’art Moderne et intègre la galerie en 2018.
[1]André Warnod, Le Figaro, 8 février 1954, p. 22.
[2]Bernard Buffet, Revue Arts n° 658, 19 février 1958.
[3] Bernard Buffet à Pierre Descargues, le 5 décembre 1950, in Rétrospective Bernard Buffet, Catalogue, Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, 2017, p.21.
[4]Dominique Gagneux, « Bernard Buffet, l’oxymore ou les paradoxes d’un peintre », in Rétrospective Bernard Buffet, Catalogue, Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, 2017 , p. 86-87.